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D’où viennent les droits ?

De nombreux critiques des droits naturels seraient d’accord avec au moins une partie de cette déclaration ; ils conviendraient que le désir d’auto-préservation est naturel chez les humains. Mais d’où vient le prétendu droit de préserver et d’améliorer sa propre vie ? Hugo Grotius (1583-1645) et ses disciples ont soutenu que la sociabilité de l’homme génère le besoin de droits. La coopération avec les autres peut grandement améliorer sa propre vie, mais ce bénéfice est conditionnel. Les autres peuvent aussi bien nous faire du mal que nous aider, de sorte que certaines conditions doivent être maintenues pour préserver les avantages de l’association avec d’autres personnes. Cela revient à dire que certains droits doivent être reconnus dans la société. Ces droits sont « naturels » dans le sens où ils sont dictés et justifiés par notre raison naturelle, et non promulgués par une autorité, comme Dieu ou l’État.

Les droits sont des revendications morales exécutoires. Dire qu’un voleur viole mon droit à la propriété revient à dire que j’ai le pouvoir discrétionnaire d’utiliser la coercition (la violence ou la menace de violence) pour arrêter le voleur ou pour récupérer ce qu’il m’a pris. Les droits réglementent l’utilisation de la coercition dans la société, et ils sont essentiels à l’ordre social. En quoi les droits sont-ils un concept spécifiquement moral ? Les droits sont des principes moraux parce qu’ils stipulent ce que les gens doivent et ne doivent pas faire à d’autres personnes. Alors pourquoi devrais-je m’en soucier ? Même si les droits sont essentiels à la préservation de l’ordre social (au sens large), le fait que je viole un droit peut ne faire aucune différence à long terme. Ainsi, si je juge que voler de l’argent à un ivrogne inconscient servirait mes intérêts, alors que j’ai de bonnes chances de ne jamais être pris, pourquoi ne le ferais-je pas ? (Voir mon traitement précédent dans Pourquoi devrais-je être moral ? et Obligation morale et engagement personnel.)

Pour répondre à cette question, je dois revenir à une différence cruciale que j’ai mentionnée dans mon essai précédent. Il s’agit de la distinction entre la justice et la moralité personnelle. La justice s’exprime en termes de règles. Il y a bien sûr des zones grises et des facteurs de complication, mais la plupart du temps, nous pouvons dire sans trop de problèmes si une personne viole une règle de justice. La violation peut être intentionnelle ou non, mais lorsqu’un droit est violé, une restitution est due à la victime.

La moralité personnelle consiste en ces préceptes que nous choisissons de suivre dans nos propres vies. Ces préceptes sont plus précisément décrits comme des normes plutôt que des règles. Les normes, contrairement aux règles, admettent des degrés ; nous pouvons suivre les normes plus ou moins, selon les circonstances. Les normes morales exigent également un choix personnel et un engagement que les droits n’exigent pas. Les droits des autres personnes ne vont et viennent pas selon que je décide de les reconnaître ou non. Mais j’ai le choix de respecter ou non les droits d’autrui. Je peux choisir de respecter l’autonomie morale des autres (comme j’attends d’eux qu’ils respectent la mienne), ou non. Je peux choisir de respecter les droits dans tous les cas, ou dans certains cas, ou dans aucun cas.

Le but premier des principes moraux personnels est de guider la façon dont nous vivons notre vie. Cela inclut la façon dont nous interagissons avec d’autres personnes. Chaque personne doit s’engager à respecter les règles de la justice, ou décider quand elle respectera les droits et quand elle ne les respectera pas. Ces décisions jouent un rôle majeur dans la formation de notre caractère et dans la manière dont les autres nous traitent. Il est vrai que lorsqu’un droit naturel, tel que l’interdiction du meurtre, est inscrit dans le droit positif, certaines personnes peuvent s’abstenir de tuer par crainte de subir des sanctions légales. Mais ce n’est pas la raison pour laquelle la plupart des gens ne commettent pas de meurtre. Ils s’abstiennent parce qu’ils croient que le meurtre est profondément mauvais. En fait, leur aversion pour le meurtre est si profonde qu’il n’est même pas envisagé, dans des circonstances normales, comme une option possible. Le meurtre est écarté d’avance par leurs principes moraux personnels. (Voir ma discussion dans Jack and Jill et Two Kinds of Freedom.)

Certains défenseurs des droits naturels ont insisté pour que nous fassions la distinction entre les intérêts à court et à long terme. Violer un droit peut servir les intérêts immédiats d’une personne mais les endommager à long terme. Je ne considère pas qu’il s’agisse d’un bon argument en matière de justice, dont les droits sont la principale composante, mais il peut jouer un rôle pour décider pourquoi nous devrions accepter les règles de justice dans nos vies personnelles. Il existe de nombreux exemples similaires de raisons qui sont présentées comme faisant partie de la justification des droits, mais qui appartiennent en fait au domaine de la moralité personnelle. Ce sont des raisons, et souvent des raisons très convaincantes, pour lesquelles les individus devraient accepter et vivre selon des règles de justice qui ont déjà été justifiées. Parmi les autres exemples, citons l’argument selon lequel les êtres humains sont des fins en soi, et non un moyen d’atteindre les fins d’autrui, et que, en tant qu’agents rationnels, les êtres humains méritent d’être traités par la persuasion et non par la coercition. Ce sont effectivement de bonnes raisons de respecter les droits, mais nous devons garder cette question séparée du problème plus fondamental de la justification des droits.