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L’État de droit : Qu’est-ce que c’est ? Pourquoi devrions-nous nous en soucier ?

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Imaginez…

Vivre dans une société où un jour, alors que vous conduisez de manière sûre et raisonnable votre nouvelle voiture dans la rue, vous êtes arrêté uniquement parce que le policier qui vous arrête n’aime pas la couleur de votre voiture. Après avoir été libéré de prison, vous peignez votre voiture d’une autre couleur, puis vous êtes arrêté et arrêté à nouveau parce qu’un autre agent de police n’aime pas la nouvelle couleur de votre voiture.

Imaginez…

Vivre dans une société où le gouvernement interdit le meurtre mais refuse d’arrêter ou de poursuivre un haut fonctionnaire du gouvernement qui tire intentionnellement et tue une personne innocente sans raison discernable devant plusieurs témoins oculaires.

Imaginez…

Vivre dans une société où, à tout moment, sans aucun avertissement et sans suivre aucune procédure particulière, le gouvernement pourrait saisir votre maison, vos enfants ou votre compte bancaire.

En tant que résidents d’une démocratie occidentale, nous savons instinctivement que le type de société dépeint dans n’importe lequel des exemples ci-dessus est inacceptable. Il y a quelque chose d’intrinsèquement mauvais dans un système juridique qui permettrait à un citoyen d’être arrêté uniquement sur le caprice d’un policier ou qui n’appliquerait pas la loi aux législateurs ou qui n’exigerait pas du gouvernement qu’il suive des procédures prévisibles et établies avant d’avoir un impact drastique sur la vie des citoyens. La nécessité de rejeter les systèmes juridiques décrits dans les exemples nous semble donc évidente. Mais qu’y a-t-il exactement dans les exemples ci-dessus qui nous permette de rejeter si rapidement et si sûrement les sociétés dépeintes ? Quelle est la caractéristique commune de chaque exemple qui rend la société décrite si intrinsèquement détestable ? Quelle est la caractéristique essentielle de notre société démocratique qui est absente dans chacun des exemples ? La réponse à toutes ces questions – la raison pour laquelle nous sommes instinctivement capables et contraints de dénoncer les sociétés illustrées dans les exemples – est que chacun des exemples dépeint une société fonctionnant sans la Règle de droit.

Qu’est-ce que la Règle de droit?

Définir la Règle de droit est, à bien des égards, comme essayer de définir le sens de la vie. Comme le sens de la vie, la Règle de droit est un concept de base, essentiel et fondamental avec lequel les philosophes, les individus et les sociétés ont lutté pendant des siècles et qui, en fin de compte, peut représenter différentes choses pour différentes personnes. Cependant, tout comme le sens de la vie, le problème principal de la Règle de droit ne réside pas tant dans le fait de savoir ce qu’elle est, mais plutôt dans le fait de mettre cette connaissance en mots.

Des milliers de livres et d’articles ont été écrits par des personnes dans divers domaines d’étude ou d’entreprise, toutes essayant de capturer en mots l’essence de la Règle de droit. Certaines des descriptions les plus concises, les plus complètes et les plus compréhensibles de ce principe proviennent toutefois de la Cour suprême du Canada. Tout en reconnaissant que la Règle de droit est « une expression très texturée, qui implique beaucoup de choses », la Cour suprême du Canada a généralement résumé la Règle de droit comme « véhiculant un sentiment d’ordre, de soumission à des règles juridiques connues et de responsabilité de l’exécutif envers l’autorité légale » (Renvoi relatif à la résolution visant à modifier la Constitution, 1981). La Cour suprême a également déclaré que « à son niveau le plus élémentaire, la règle de droit garantit aux citoyens et aux résidents du pays une société stable, prévisible et ordonnée dans laquelle ils peuvent mener leurs affaires. Elle protège les individus contre les actions arbitraires de l’État » (Renvoi relatif à la sécession du Québec, 1998).

Mais comment exactement la règle de droit met-elle de l’ordre dans la société ? Quels sont les composantes ou les éléments de la règle de droit qui mènent à la structure et à la responsabilité décrites par la Cour suprême du Canada ? Une fois de plus, bien que de nombreux spécialistes aient exprimé d’innombrables opinions sur le contenu précis de la règle de droit, il est possible d’en identifier certains éléments fondamentaux et généralement acceptés. Dans l’une des premières tentatives d’articuler exactement ce que l’on entend par la Règle de droit, A.C.Dicey a dit que la règle de droit contient trois éléments:

  • premièrement, que personne ne devrait être puni par l’État, sauf pour une violation distincte de la loi établie par des procédures judiciaires ordinaires;
  • deuxièmement, que la loi devrait s’appliquer à toutes les personnes de manière égale, indépendamment du rang ou de la condition de toute personne ; et
  • finalement, que les règles juridiques doivent être appliquées par les tribunaux (The Law of the Constitution, 1886).

Suivant généralement les commentaires de Dicey, la Cour suprême du Canada a identifié les trois éléments suivants comme faisant partie de la règle de droit :

  • premièrement, que la loi « est suprême sur les actes tant du gouvernement que des personnes privées »;
  • deuxièmement, qu' »un ordre réel de lois positives qui préserve et incarne le principe plus général de l’ordre normatif » doit être créé et maintenu ; et
  • finalement que « les rapports entre l’État et l’individu doivent être régis par la loi » (Renvoi relatif à la sécession du Québec).

La Cour suprême a également jugé que la règle de droit « doit signifier au moins deux choses. Premièrement, que la loi est suprême sur les fonctionnaires du gouvernement ainsi que sur les particuliers, et qu’elle exclut ainsi l’influence du pouvoir arbitraire » et que « la primauté du droit exige la création et le maintien d’un ordre réel de lois positives qui préserve et incarne … l’ordre » (Renvoi relatif aux droits linguistiques du Manitoba).

En substance, les descriptions de la Cour suprême de la primauté du droit disent que ce principe exige que la société soit régie par des lois discernables, plutôt que par des caprices et des préférences personnelles. Au lieu que la société soit régie par les désirs ou les intérêts d’une personne ou d’un groupe particulier, lesquels désirs et intérêts peuvent fluctuer quotidiennement, la société devrait être régie par la loi. Entre autres choses, une société régie par la loi doit avoir des procédures en place pour garantir que les personnes en position de pouvoir ne sont pas en mesure de manipuler arbitrairement l’ordre social. Ainsi, les lois ne doivent être créées que conformément à des procédures établies et convenues ; les lois ne peuvent être créées de manière arbitraire et sans en avertir le public. Les lois doivent être appliquées de manière égale tant aux législateurs qu’aux citoyens ordinaires.

Les lois doivent être appliquées de manière prévisible et établie, plutôt que de dépendre uniquement des caprices des législateurs ou des responsables de l’application des lois. En d’autres termes, la Règle de droit appelle à l’application de normes objectives dans la création et l’application des lois d’une société.

Ce que la Règle de droit n’est pas

En entendant que la Règle de droit est un principe qui impose l’objectivité dans notre système juridique, de nombreuses personnes affirment que ce principe n’est pas suivi dans notre pays parce que la loi, en fait, s’applique fréquemment différemment à différentes personnes. Par exemple, une personne accusée de meurtre peut se voir infliger une peine complètement différente de celle d’une autre personne accusée du même crime. De même, une personne blessée dans un accident de voiture peut se voir accorder une indemnisation beaucoup plus importante qu’une autre personne ayant subi des blessures similaires. Un agent de police peut donner une contravention pour excès de vitesse à un conducteur, mais pas à un autre conducteur qui a commis la même infraction.

La Règle de droit, cependant, n’exige pas nécessairement que toutes les personnes soient traitées de manière identique. Au lieu de cela, la Règle de droit exige simplement que la loi donne les mêmes considérations ou applique les mêmes normes aux personnes dans des circonstances similaires.

Le résultat de l’application de ces considérations ou normes peut différer considérablement selon le cas. Ainsi, deux personnes ayant commis un meurtre peuvent recevoir des peines différentes si l’une est un tueur en série et l’autre non. De même, une personne blessée dans un accident de voiture peut recevoir une indemnisation plus importante qu’une autre personne ayant subi des blessures similaires si la première personne n’a rien à se reprocher dans l’accident et que la seconde y a contribué d’une manière ou d’une autre. Un agent de police peut décider à juste titre d’émettre un avertissement plutôt qu’une contravention à l’encontre d’un automobiliste en excès de vitesse et d’émettre une contravention à l’encontre d’un autre automobiliste en excès de vitesse si l’agent a des motifs raisonnables de penser que le premier automobiliste n’a besoin que d’un avertissement pour le dissuader et que le second a besoin d’une contravention pour apprendre sa leçon. Dans toutes ces circonstances, cependant, la Règle de droit reste en jeu parce que la différence de traitement dépend de critères établis et non des caprices de la personne qui administre le système.

Pourquoi nous devrions nous soucier de la Règle de droit

La Règle de droit joue évidemment un rôle fondamental dans la structure sociale du Canada. Le fait que la Règle de droit soit intrinsèque à notre société est démontré par le malaise que nous ressentons lorsque nous sommes confrontés à des systèmes juridiques qui fonctionnent sans la Règle de droit, comme avec les exemples notés au début de cet article. Le rôle central joué par la primauté du droit dans la société canadienne a également été expressément reconnu par les tribunaux canadiens, en particulier lors de l’interprétation de la constitution du Canada. La Cour suprême du Canada a conclu qu’au Canada, le « statut constitutionnel de la règle de droit est incontestable » (Renvoi relatif aux droits linguistiques au Manitoba) et que « la règle de droit est un postulat fondamental de notre structure constitutionnelle » (Roncarelli c. Duplessis, 1959), ce qui signifie que la règle de droit fait partie de la loi suprême de notre pays, qu’elle lie tous les niveaux de gouvernement et qu’elle est exécutoire par les tribunaux. Les tribunaux n’ont pas eu à étirer l’interprétation de notre constitution pour arriver à cette conclusion, car notre constitution décrit explicitement notre ordre constitutionnel comme étant « semblable en principe à celui du Royaume-Uni » (Loi constitutionnelle de 1867), où la règle de droit est bien établie, et notre constitution déclare expressément que « le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle de droit ». (Loi constitutionnelle de 1982). Outre le fait que notre constitution reconnaît expressément la primauté du droit ou y fait référence, la Cour suprême du Canada a également suggéré que l’existence même de notre constitution démontre implicitement notre respect de la primauté du droit, car une constitution est par nature destinée à être une loi suprême et objective qui décrit l’ordre social attendu et que les gouvernements et les citoyens doivent suivre. Les fondateurs de cette nation ont dû vouloir, comme l’un des principes de base de l’édification d’une nation, que le Canada soit une société d’ordre juridique et de structure normative : une société régie par la primauté du droit. Bien que cela ne soit pas énoncé dans une disposition spécifique, le principe de la primauté du droit est clairement un principe de notre Constitution.

Le fait que la primauté du droit occupe une place fondamentale dans l’ordre juridique et social du Canada ne garantit toutefois pas que la primauté du droit ne sera jamais violée dans notre pays. Au contraire, comme tous les autres principes juridiques, la primauté du droit est parfois violée – intentionnellement ou non, directement ou indirectement, et d’une multitude de façons différentes. Ainsi, si nous pouvons et devons tenir pour acquis le rôle important que joue l’État de droit dans notre société, nous ne pouvons et ne devons pas nécessairement supposer que l’État de droit sera toujours respecté par nos législateurs. Comme pour tous les autres principes juridiques, nous devons nous tourner vers les tribunaux pour nous assurer que la règle de droit est appliquée.

À ce jour, les tribunaux canadiens ont joué un rôle très actif dans le maintien et l’application de la règle de droit. Les tribunaux ont fait référence à la règle de droit, l’ont définie et l’ont appliquée dans de nombreux cas. Deux affaires qui illustrent de façon particulièrement vivante le rôle essentiel des tribunaux dans la protection et l’application de la Règle de droit sont Roncarelli c. Duplessis et le Renvoi relatif à la sécession de la province de Québec.

Bien que ces décisions aient été rendues à des années d’intervalle, les deux affaires démontrent l’importance que les tribunaux canadiens accordent à la Règle de droit et le service essentiel que les tribunaux fournissent en s’assurant que nos législateurs respectent cette Règle.

Dans l’affaire Roncarelli c. Duplessis, la Cour suprême du Canada a examiné les actions du premier ministre Duplessis du Québec à l’égard de Roncarelli, un restaurateur québécois. Le premier ministre Duplessis avait ordonné l’annulation du permis d’alcool de Roncarelli, un acte qui avait évidemment de graves répercussions sur le gagne-pain de ce dernier. Le premier ministre Duplessis avait ordonné l’annulation du permis d’alcool, non pas en raison d’un problème quelconque avec le restaurant de Roncarelli ou le service d’alcool, mais parce que Roncarelli était un témoin de Jéhovah qui avait payé la caution de plusieurs autres témoins de Jéhovah arrêtés pour avoir enfreint les règlements municipaux concernant la distribution de documentation. Essentiellement, le premier ministre Duplessis tentait de décourager indirectement Roncarelli de payer la caution de ses amis.

La Cour suprême du Canada a jugé que les actions du premier ministre Duplessis étaient injustifiées et la Cour a ordonné au premier ministre de payer des dommages (compensation) à Roncarelli. La Cour suprême a jugé que l’annulation par le premier ministre Duplessis du permis d’alcool de Roncarelli violait la règle de droit parce que cette action constituait un abus de pouvoir de la part du premier ministre. La Cour a jugé que la règle de droit interdisait à Duplessis d’invoquer sa haute fonction ou son évaluation personnelle de l’intérêt public pour annuler le permis d’alcool de Roncarelli. Le permis d’alcool ne pouvait être révoqué que si l’annulation était autorisée par une loi particulière. La loi québécoise qui traitait des permis d’alcool donnait le pouvoir de délivrer ou d’annuler les permis d’alcool exclusivement à un autre fonctionnaire québécois et non au premier ministre.

Dans le Renvoi relatif à la sécession du Québec, le gouvernement canadien a demandé à la Cour suprême du Canada de donner un avis sur le droit du Québec de faire unilatéralement sécession du Canada. Cette question a été soulevée en raison de l’intention déclarée du gouvernement québécois de déclarer le Québec comme une nation indépendante, sans égard à toute objection des autres provinces canadiennes ou du gouvernement fédéral, si les citoyens québécois votaient en faveur de l’indépendance dans un référendum provincial. Pour trancher cette question, la Cour suprême du Canada a dû tenir compte des aspects fondamentaux de l’ordre constitutionnel du Canada, c’est-à-dire des valeurs de base et de la nature qui sous-tendent les structures politiques, juridiques et sociales de ce pays. La Cour a expressément inclus la primauté du droit parmi les caractéristiques fondamentales de notre société et, comme nous l’avons déjà mentionné, elle a défini la primauté du droit comme comprenant diverses caractéristiques, mais représentant essentiellement la notion que « toute action gouvernementale doit être conforme à la loi ». La Cour a déclaré que l’État de droit est étroitement lié au principe de constitutionnalité, qui exige que « toute action gouvernementale soit conforme à la Constitution ». Ainsi, la Cour a finalement conclu qu’en raison de la primauté du droit et de la notion de constitutionnalité, la province de Québec ne pouvait agir légalement qu’en conformité avec la Constitution. Pour d’autres raisons qui sont trop détaillées pour être examinées dans cet article, la Cour a ensuite conclu que la Constitution ne permet pas au Québec de faire sécession du Canada sans négocier les termes de cette sécession avec les autres provinces canadiennes et le gouvernement fédéral.

L’affaire Roncarelli et l’affaire du Renvoi sur la sécession du Québec sont utiles pour souligner un certain nombre de faits concernant l’importance de la Règle de droit :

Premièrement, les circonstances qui ont amené chacune de ces affaires devant la Cour démontrent que, bien que les citoyens canadiens et les gouvernements fédéral et provinciaux puissent instinctivement reconnaître et admettre les composantes de la Règle de droit comme étant fondamentales à notre société démocratique, il arrive que des individus ou des gouvernements prennent des mesures qui, intentionnellement ou non, peuvent violer la Règle de droit. En essayant d’atteindre d’autres objectifs, il est particulièrement facile pour les représentants élus ou les gouvernements de négliger ou de mal interpréter leurs obligations en vertu de l’État de droit. Par conséquent, nous ne pouvons pas être complaisants et supposer simplement que parce que les citoyens et les gouvernements canadiens accordent de l’importance à la Règle de droit, celle-ci sera nécessairement respectée sans que les tribunaux aient à intervenir pour la faire respecter.

Deuxièmement, ces affaires reflètent la conclusion claire et répétée de la Cour suprême du Canada selon laquelle la Règle de droit est fondamentale pour le fonctionnement du système juridique canadien et que cette Règle doit être respectée et mise en œuvre dans la pratique. Il est particulièrement important que la Cour reconnaisse que la primauté du droit est incarnée dans la Constitution canadienne – la loi suprême qui établit les structures et les pouvoirs de notre gouvernement et qui délimite les relations entre les divers ordres de gouvernement et le peuple canadien. En d’autres termes, ces affaires nous disent que la primauté du droit est plus qu’une simple valeur de base de notre système juridique, c’est un droit juridique fondamental et exécutoire.

Enfin, en démontrant la volonté des tribunaux d’utiliser la Règle de droit pour freiner l’action du gouvernement, ces cas saisissent l’essence de la Règle de droit – la notion que tous les participants de notre société, y compris les gouvernements, doivent adhérer aux lois et aux procédures dont nous avons convenu.

Conclusion

Dans notre vie quotidienne, nous déplorons souvent le fait que nous devons suivre des règles. Nous trouvons fréquemment que les lois de la société sont trop restrictives et rigides, et qu’elles ne sont pas assez flexibles pour prendre en compte nos besoins et nos circonstances individuelles. En comprenant l’idée de l’État de droit, cependant, nous constatons que les règles, bien que fréquemment gênantes, nous préservent en fait des inconvénients intolérables qu’un ordre social sans règles objectives entraînerait inévitablement. Cela ne veut pas dire que toutes nos lois ou règles actuelles sont parfaites, mais l’existence de ces règles objectives protège en définitive notre liberté. Alors que de nombreuses personnes dans le monde luttent encore contre l’oppression d’un dirigeant tyrannique, nous sommes libérés de l’oppression, du moins en partie, parce que nous sommes régis par la loi.