Aristocrates et bourgeois
Aristocrates et bourgeois
Le XVIIIe siècle est un siècle aristocratique, notamment en Angleterre. Dans toutes les régions d’Europe occidentale, la classe aristocratique acquiert une stature économique et sociale. En Angleterre, elle a même atteint la suprématie politique. Les aristocrates ne sont pas la seule classe à bénéficier des transformations économiques et sociales du XVIIIe siècle. La bourgeoisie, c’est-à-dire la classe des marchands et des fabricants urbains, a également gagné en taille et en importance sociale. Aristocrates et bourgeois partagent de nombreuses valeurs et intérêts communs, même s’ils entrent parfois en conflit. En effet, ce conflit a joué un rôle important dans la Révolution française à la fin du siècle, tandis que l’Angleterre a évité la révolution parce que ces deux classes principales ont trouvé suffisamment de terrain d’entente et de cause commune pour travailler ensemble afin de maintenir leur monarchie constitutionnelle établie lors de la « Glorieuse Révolution » de 1689.
Le portrait de M. et Mme Andrews par Thomas Gainsboroughreprésente un couple de gentry prospère au milieu du 18e siècle. Dans cette peinture, on peut observer le style de vie élégant et luxueux des classes aristocratiques et de la gentry (c’est-à-dire des propriétaires terriens) de Grande-Bretagne. Les Andrews apparaissent avec leurs vastes et prospères terres en toile de fond. Cette peinture illustre le pouvoir social et économique des classes de propriétaires terriens du XVIIIe siècle. M. Andrews a manifestement profité du contrôle total de sa propriété, rendu possible par la clôture des terres et la fin du système médiéval d’agriculture villageoise et de partage des terres communes. M. Andrews, en tant que propriétaire unique de la terre, peut décider de la façon dont la terre sera utilisée et qui travaillera pour lui. Il a à la fois la capacité et la motivation de maximiser sa productivité et son revenu, car un revenu plus élevé le placerait dans un statut social supérieur. Il a même gagné assez d’argent pour payer l’un des meilleurs artistes d’Angleterre pour l’immortaliser, lui et sa femme. M. Andrews n’a peut-être pas de titre aristocratique, mais il a obtenu un grand succès et un grand honneur. La noblesse comme lui peut également exercer un pouvoir réel par le biais de la Chambre des communes du Parlement, qu’elle domine. Plus on a d’argent, plus on a de chances de pouvoir dominer la politique locale et peut-être de devenir membre du Parlement. Et depuis 1689, le Parlement était le véritable dirigeant de l’Angleterre.
La victoire politique de l’aristocratie anglaise est venue avec leur renversement réussi du roi Jacques II, et son remplacement par Guillaume et Marie. Jacques avait l’espoir de revenir un siècle en arrière dans l’histoire anglaise, de restaurer le catholicisme et de limiter le pouvoir du Parlement. Il espérait, en bref, établir une monarchie absolue en Angleterre sur le modèle de son contemporain, Louis XIV de France. L’aristocratie anglaise (y compris la gentry) s’oppose à ces deux objectifs. Le roi avait très peu de soutien, surtout lorsqu’il révoquait arbitrairement les juges qui ne voulaient pas gouverner comme il le souhaitait, et lorsqu’il arrêtait la plupart des principaux évêques. Mais comment remplacer un monarque légitime ? Les aristocrates du Parlement, menés par le comte de Shaftesbury, élaborent un plan pour inviter Guillaume d’Orange, le principal aristocrate de Hollande et mari de la fille de Jacques, à « envahir » l’Angleterre. Lorsque Jacques s’enfuit sans coup férir, le Parlement déclare que Jacques a « quitté » le trône et installe Guillaume et Marie comme monarques conjoints. L’aspect le plus significatif de cette « Glorieuse Révolution » est que l’aristocratie s’est débarrassée d’un monarque impopulaire et incompétent, démontrant ainsi son pouvoir suprême. Les nouveaux monarques signent une « Déclaration des droits » qui limite le pouvoir royal et exige l’assentiment du Parlement pour gouverner le royaume. Avec la Déclaration des droits, le principe de l’État de droit est établi. Par là même, le principe de la monarchie absolue est rejeté. Le Parlement, c’est-à-dire les classes propriétaires terriennes, seraient les gardiens de la loi.
En Angleterre, et même dans les pays où les aristocrates n’ont pas triomphé des monarques, l’aristocratie a gagné en influence sociale et politique grâce à sa prospérité croissante. Cette richesse reposait en partie sur d’importantes améliorations agricoles, notamment de nouvelles cultures et de nouvelles techniques agricoles. Elle repose également sur la richesse créée par la croissance du commerce mondial de produits de consommation de luxe tels que l’algue, le café, l’alcool, la soie, le coton, le sucre, le tabac et l’opium. En Angleterre et en Hollande, la classe des propriétaires terriens a pu profiter de la situation en devenant des investisseurs et des entrepreneurs à part entière. Ils utilisaient souvent leur capital pour acheter des actions de sociétés commerciales sur le nouveau marché boursier, ou pour acheter des obligations vendues par le gouvernement sur le nouveau marché obligataire. Bien qu’il n’y ait pas de marché boursier ou obligataire en France, ou dans les pays allemands ou italiens, il existe de nombreuses possibilités d’investir et de gagner de l’argent.
La bourgeoisie se développe considérablement en Europe occidentale alors que le commerce vers les Indes orientales et les Amériques est en plein essor. Dans la mesure où les deux groupes ont prospéré grâce aux investissements et au commerce, ils avaient des intérêts importants en commun. Mais ils occupaient des secteurs différents de la vie économique et sociale. Les aristocrates s’efforcent de préserver leur prestige et leurs privilèges en dénigrant ceux qui gagnent leur vie en travaillant. Ils le démontrent par un style de vie luxueux fait de chasse, d’élevage et de courses de chevaux, de fêtes et, plus admirablement, par une plus grande éducation et sophistication. D’autre part, les membres de la bourgeoisie envient parfois les classes aristocratiques et les critiquent parfois comme étant moralement inférieures. Les défenseurs de la bourgeoisie soulignent la valeur morale du travail et la vertu de l’effort et de l’innovation. De même, ils affirmaient la supériorité du mariage fidèle,par opposition aux normes un peu plus laxistes de l’aristocratie (prenez par exemple la famille royale britannique d’aujourd’hui).
Qu’est-ce qui allait prévaloir, les valeurs que ces classes avaient en commun, ou celles qui les divisaient ? Pendant une grande partie du siècle, l’unité a prévalu. De nombreux bourgeois anglais ont pu entrer au Parlement ou s’élever dans les rangs de l’acceptabilité sociale s’ils étaient prêts à maintenir la déférence pour les classes de propriétaires terriens. Les aristocrates, en particulier en Angleterre, s’assurent que les lois favorisent la liberté du capital et de l’entreprise, permettant aux familles aristocratiques et bourgeoises de prospérer. En Europe en général, les intérêts économiques lient les deux parties. Les deux classes partageaient également un intérêt pour l’esprit des Lumières, qui mettait en avant les idées de science et de progrès, en contraste avec la religion et la tradition. Les aristocrates étaient épris d’architecture classique et de textes classiques. Ils étaient prêts à remettre en question le conservatisme médiéval qui défendait le pouvoir de la monarchie et de l’église établie. Les aristocrates avaient des raisons d’admirer la république romaine (dominée par les aristocrates) et le savoir classique, qui semblait défendre les idéaux d’indépendance civique et morale des classes aisées. L’enthousiasme des Lumières pour la science est né de l’idée que les nouvelles connaissances allaient étendre la prospérité et le pouvoir social à ceux qui étaient capables de les saisir. La bourgeoisie partageait cet intérêt en rejetant le passé et en embrassant les nouvelles connaissances.
L’esprit des Lumières a conquis les aristocrates et les bourgeois, mais cette unité d’esprit n’a pas résolu tous les problèmes. Si la richesse plus répandue et l’accès aux livres et au savoir ont pu être l’occasion d’une plus grande égalité entre les aristocrates et les riches bourgeois, cette dynamique était aussi une menace pour la supériorité et les privilèges aristocratiques. En France, en Allemagne et dans d’autres pays où la monarchie reste suprême, la bourgeoisie est empêchée de progresser socialement par la monopolisation du pouvoir politique par la monarchie et le système du patronage royal qui réserve les privilèges sociaux aux aristocrates. Les tensions sociales et politiques se sont accrues dans ces régions, et même en Grande-Bretagne, où le statut social était plus fluide, il y avait une division culturelle significative qui devait se manifester plus tard dans le siècle en termes religieux comme une division entre les évangéliques et les non-évangéliques, comme nous le verrons plus tard.